ENTRETIEN
Julien Audebert - Jean Paul Guarino in Offshore # 9
 
 

Jean Paul Guarino : La pièce intitulée Reconstitution du meurtre d'Elsie Beckmann, outre son titre, est des plus troublantes ; cette photo est attirante - au sens premier du terme - même si l'on ne sait pas exactement où placer son regard et où faire sa propre « mise au point ».

Julien Audebert : Je voulais faire la photo d'un film. Je travaillais alors sur la réécriture de textes, et j'avais développé tout un travail où des livres étaient visibles et lisibles sur une seule page. Je pensais déjà utiliser des films, pas tellement par goût pour le cinéma - d'ailleurs je ne suis absolument pas cinéphile - mais de la même manière qu'avec les livres, utiliser un matériau préexistant, et plutôt quelque chose qui a compté dans l'histoire. Le cinéma est à la fois le médium dominant depuis le début du siècle dernier et une formidable réserve d'images, de poncifs.
Cette photographie fonctionne tel un travelling, un déroulement « figé » - autant spatial que temporel d'ailleurs - puisque c'est toute une partie de M le Maudit de Fritz Lang qui est condensée. Elsie Beckmann est la petite fille qui disparaît au début du film. Elle sort de l'école et on la suit dans la rue, jusqu'à la rencontre avec le tueur d'enfants. J'ai abordé cette image comme une sorte de reconstitution policière, en collectant toutes les scènes afférentes à ce probable lieu du crime : tous les acteurs qui ont traversé le champ, dans cette rue reconstituée, durant toute la durée du film y sont présents, visibles, à leur place respective.
Le format même de la photographie est en quelque sorte imposé par le film, puisque qu'il « suit », qu'il est dicté par les mouvements de caméra. De fait, il n'y a d'ailleurs pas vraiment d'endroit où fixer son regard, ça marche plutôt comme une circulation, un déplacement du regard.

JPG : Néanmoins les personnages au loin paraissent bien plus nets que ceux présents au premier plan.

JA : Ils le sont et c'est d'ailleurs une des caractéristiques du travail que je mène en ce moment sur le paysage. La netteté est au loin, c'est une inversion de la vision normale. C'est la conséquence du travail de reconstruction, car je tâche de rester au plus proche du film, je veux dire, dans la cohérence de son « espace ». Je travaille en fait avec un matériau très pauvre, les images sont en basse résolution et souvent de qualité médiocre ; très simplement, il s'agit de screenshots, des photos d'écran. L'apparence « hyper » photographique tient au fait que les images-source sont sans cesse redimensionnées, mises à l'échelle les unes avec les autres, alors que parallèlement le format de la photographie va en s'agrandissant. Il se produit simultanément un rapport de micro/macro photographie. Dans l'espace reconstruit, a lieu alors une espèce d'aberration perspective. J'aime assez l'idée de « creuser » l'image, sa surface. Ces images sont en quelque sorte des monstres.

JPG : Si la reconstitution convoque tous les témoins - voire suspects - du meurtre et reconstruit le décor, ne déconstruit-elle pas quelque chose du
« cinématographique » ?

JA : C'est littéralement un « démontage », par opposition au montage cinématographique. C'est peut-être la mise à plat de quelque chose qui prétendrait dépasser la planéité de l'image - le cinéma - mais qui n'en reste pas moins une surface. Quelqu'un m'a dit récemment que je m'acharnais à
« détruire le cinéma ». Je n'ai pas cette prétention, bien que l'idée me plaise assez. Si je l'écorche un peu, c'est déjà pas mal ! Non, tout compte fait, on peut parler de « déconstruction » mais alors simultanément à une construction, un remodelage de sa structure, c'est un peu à comparer à un changement d'état de matière. Par ailleurs, lorsque je travaille, je procède vraiment comme si j'assemblais un puzzle, en chaînant des éléments, en les mettant en relation dans le plan de l'image. Je construis et même compose la photographie, dans un sens pictural. Ces photographies sont finalement très loin du film (ou des films) utilisé (s) : ce sont des images mentales, qui n'y sont pas visibles mais qui existent, voire préexistent au film.

JPG : Dans Royal Albert Hall, vous reconstruisez de nouveau le décor mais à nouveau - nouvellement - la narration.

JA : Effectivement, je me suis particulièrement intéressé au décor (qui cette fois-ci n'en est pas un) puisqu'il s'agit du véritable Théâtre du Royal Albert Hall à Londres. Cette photographie du RAH a été réalisée à partir de deux films, plus exactement le même film tourné deux fois - L'homme qui en savait trop de Hitchcock - l'un en 1934 en Angleterre (avec Peter Lorre notamment, l'acteur de M le maudit !), l'autre en 1956 à Hollywood à la demande des Américains qui voulaient une version « plus américaine ».
Ces deux versions ont pour point commun une fameuse scène d'assassinat, raté, d'un ministre dans la célèbre salle de concert. La photographie condense le même moment précédant le coup de feu, avec vingt ans d'intervalle. C'est une photographie comme on pourrait la réaliser aujourd'hui dans ce théâtre, puisque le lieu n'a probablement pas changé. En revanche, il s'y condense le temps des deux tournages et la durée de la scène qui dure plus de vingt minutes. La narration est impliquée par le film, mais je m'intéresse assez peu à cet aspect là, en fait ; c'est en quelque sorte un point d'ancrage, une voie possible pour rentrer dans l'image. Je dirais qu'il y a une possibilité de narration, mais elle est évoquée, ou plutôt résiduelle.

JPG : Nous sommes donc dans un double flash-back, le retour de la première version du film dans celle plus récente et aussi par la présence pour chaque image de celle qui la précède. Comme dans Elsie, l'idée de la reconstitution vous guide t-elle ?

JA : Ce n'est pas exactement le cas ; il y a bien concomitance des deux versions, l'une compense l'autre, elles sont là simultanément. Ensuite, toutes les images ne sont pas, et ne peuvent pas être présentes successivement ; si c'était le cas, on se retrouverait devant un palimpseste, une surface abstraite comme le tableau de Frenhofer… Non, c'est là qu'intervient justement la part du choix, il s'agit plutôt de photogrammes choisis dans le temps déroulé, qui permettent la fabrication d'un nouveau photogramme qui, précisément, est mon travail. Il y a une destruction du temps cinématographique, sa discontinuité, au profit d'une nouvelle temporalité, écrasée et en apparence continue - mais celle-ci ne peut exister qu'en se greffant sur cette temporalité propre au film. C'est bien pour cela que l'utilisation des deux films s'est faite indistinctement ; j'ai composé avec des écarts de tournage, de prises de vues, de manière à les faire cohabiter dans un espace photographique, le Royal Albert Hall. C'est donc bien une reconstitution du lieu, mais aussi la création d'un nouvel espace. D'où l'apparition d'un nouveau « lieu », un déploiement et à la fois une condensation ; j'aurais pu titrer cette photographie « 1934 -1956 : assassinat d'un ministre ».

JPG : Vous questionnez la durée mais aussi le temps puisque vous nous proposez aussi un flash-back dans l'histoire du cinéma en choisissant Fritz Lang et Hitchcock. Le « noir et blanc », au plus loin de toute réalité, développerait-il une qualité temporelle ?

JA : Cette profondeur « retrouvée » dans l'image, c'est du temps, justement ! Le temps comme distance même. Ces films, tout le monde les a vus, ou même si ce n'est pas le cas, ce sont des références, ils appartiennent en effet à l'histoire du cinéma. Il y a de fait une impression, que je recherche, de « déjà vu », de familiarité devant mes photos, même si l'on ne connaît pas le film qui a été utilisé. Le noir et blanc n'est pas un choix, ou bien il est imposé par le film ou alors, comme dans RAH lorsque j'avais de la couleur et du noir et blanc, il me paraît une évidence, le noir et blanc prend alors le pas sur la couleur, du fait de sa dimension déjà photographique. Et puis, c'est un cliché dans tous les sens du terme, mon travail, de part sa forme, renvoie
à une photographie traditionnelle.

JPG : L'utilisation de procédés traditionnels respectueux de la qualité photographique fait écho à la sophistication et à la préciosité de vos travaux antérieurs sur la réécriture de textes…

JA : Il s'agit bel et bien de photographies, je ne cherche pas de « qualité photographique », ce n'est en aucun cas une impression, de la même manière que mon travail sur les textes, qui est profondément ancré (dépendant) du négatif et du papier est réalisé par contact sur bromure, où la durée du temps de pose a son importance aussi, puisqu'il s'agit du seul moyen d'assurer la visibilité des caractères.
Sur un plan purement technique, je suis amené de plus en plus à travailler l'image de façon traditionnelle car je me heurte à un réel problème qui est l'uniformisation - pour des questions sans doute de rentabilité - des processus dans les laboratoires. Il faut savoir que quasiment tout passe aujourd'hui par un processus numérique, y compris l'argentique - ce qui signifie que les machines sont limitées en terme de résolution (celle-ci est d'ailleurs largement suffisante pour à peu près toutes les utilisations).
Dans mon cas, je pense particulièrement à cette inversion de la vision, cette espèce de presbytie, qui fait que je m'intéresse plutôt à ce qu'il y a derrière ou au fond, implique une précision telle que la voie traditionnelle - l’argentique - est le seul moyen d'en assurer la netteté.
La technique est un point qui m'intéresse depuis toujours, dans le sens de son détournement ou bien de son hybridation. De plus, je ne suis pas photographe au sens propre, cette distance avec le médium me paraît importante et je ne cherche pas non plus à devenir un technicien de la photo ; je le constate lorsque je discute avec des « vrais » photographes, ceux qui cherchent la belle image, le bon piqué, tout ça ; je suis très éloigné de cela, je peux arriver à des modes opératoires similaires, mais en ayant sauté entre temps pas mal d'étapes - un retour final à la forme photographique. Je fais d'ailleurs réaliser le tirage par des techniciens spécialisés avec lesquels je travaille, et je ne cherche pas particulièrement à savoir le faire.
L'aspect technique, même s'il peut être important dans la phase de réalisation, est invisible au final, mon propos n'est pas là. La détermination du médium est inhérente à la pensée qui guide mon travail.
L'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée - pour Walter Benjamin est la réécriture intégrale de ce fameux texte sur une seule page. Si ce travail questionne la reproductibilité en poussant les moyens de l'imprimerie à ses limites - tant la photogravure que l'utilisation de papier bromure - il transforme aussi le texte en « signe ». Sans contrainte de la pagination, le texte est proposé dans sa forme organique en respectant ponctuations et retours à la ligne. La structure de l'écriture est alors visible comme déployée. Les caractères, de l'ordre de quelques microns, se situent à la limite de la visibilité et la lecture requiert une « prothèse » du regard. Cette pratique renvoie évidemment à la tradition de micrographie, courante au Moyen Age, utilisée pour la retranscription de nombreux passages de la Bible.
Livres
procède de la même technique : texte rastérisé, fabrication d'un négatif et tirage sur bromure. Le texte, L'Ancien Testament, a ici été affecté puisque tous les différents noms de Dieu ont été supprimés puis remplacés par un vide équivalent à la dimension du mot. Ces effacements provoquent des trouées blanches irrégulières dans la surface grise du texte tentant de proposer « une nouvelle visibilité ». Il y a évidemment dans ces travaux
« textuels » de fortes ressemblances avec les photographies de films : contraction et dilatation, travail de réécriture ou reconstitution pour le film. Mais ces travaux révèlent, plus qu'ils ne « reconstruisent », même si paradoxalement on perd la visibilité ; la vue est poussée à ses limites.
Ce travail convoque la tradition micrographique au sens strict, en cela que ces « photographies » articulent la lisibilité perdue du livre et sa visibilité révélée. Il est bien question de cela : le texte n'est plus lisible, mais bien visible. Il s'agit bien aussi d'un travail de copiste, puisque tout le contenu, à la virgule près, est respecté. Mon intervention est en fait très ténue, minimaliste, elle se situe sur la mise en forme, la structure même, ne travaillant d'ailleurs qu'avec les fonctions très simples de mises en page du logiciel le plus répandu. J'utilise en quelque sorte la tradition, je m'y frotte, mais ce qui m'intéresse est affaire de perception. Cette perception globale du livre est la même chose qui se produit lorsque je travaille avec un film. La linéarité dissociée du texte est l'équivalent du temps écrasé de mes photos de films. Ces textes questionnent certes la limite physique du corps, les limites de la perception. Ils ne s'adressent plus à des yeux humains, mais pourtant tout est là, cela appelle le désir de voir, tout voir ; je ne cherche pas à créer une frustration du regard et d'ailleurs ce qui est visible est déjà là, une image.

© Offshore 2005









 

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